Le gros cash sale
«Hey il est bon le vin, combien il est?»
Mon père reste silencieux et il me sourit en levant un sourcil de je-parlerai-pas.
«Wow, belle nouvelle bagnole! Combien t’as payé ça?»
Mon ami me regarde, silencieux, avant de répondre.
«Un bon prix!»
«Je suis contente que tu aies une nouvelle job! T’es bien payée?»
«Oui, pas pire!»
(regard terrorisé de a-t-elle-vraiment-osé-poser-la-question?)
Chaque fois que je demande de mettre un prix ou un montant sur quelque chose, on me regarde comme si j’avais demandé à quel âge les gens avaient arrêté de faire pipi au lit. Et même, je pense qu’ils seraient plus à l’aise de me partager l’information du pipi plutôt que du prix de leurs biens ou pire encore, de salaire.
«Regarde chéri je me suis acheté une robe!!»
«Combien t’as payé ça?»
«50$, mais elle était en solde à 20%!»
Moi aussi, pourtant, je suis coupable. Coupable de toujours sentir le besoin de justifier mes dépenses. Coupable d’hésiter à dire le prix d’un article que je m’achète, aussi banal soit il qu’une robe que je trouvais cute dans une vitrine.
C’est quoi, ce rapport ambigu à l’argent? Ce n’est pas une question de génération. Ce n’est pas tellement une question de provenance culturelle, à en juger par mon entourage (très varié) qui est tout aussi constipé lorsque vient le temps d’en parler. Ce n’est pas (souvent) une question d’envier les autres, car on a probablement tous eu un moment où on a été pauvre dans la vie (je ne sais pas pour vous autres, mais j’ai rien qu’à me remémorer ma 2e année d’université).
Il y a quelque chose que je trouve vraiment weird dans la question du rapport à l’argent. Autour de moi, je suis capable d’énumérer pour à peu près tous mes amis:
- Le prix de leur loyer
- Le montant de leurs dettes d’études
- Le prix de leur épicerie
- Le prix de leur forfait de cellulaire
Bref, tout ce qui nous fait chier de payer. Mais le prix du char? Le prix de la bonne bouteille? Nope. Jamais. Tout ce qui est en rapport de proche ou de loin du non essentiel, du p’tit luxe, jamais de la vie on ne se dévoile.
Yark, du gros cash sale.
En travaillant en recrutement, je transige des informations salariales à longueur de journée. Deux personnes sur trois figent quand on pose la question des attentes salariales, qu’ils aient 25, 35, ou 55 ans. Ils ne s’étaient pas préparés, ils disent que toute bonne opportunité serait considérable. Oh, cut the crap. On veut tous vivre un niveau de vie acceptable. Et ce qu’on considère acceptable, c’est relatif à chacun.
Il est là le problème. Lorsqu’on se montre trop confortable financièrement, on attire les suspicions. Pas nécessairement de la jalousie, mais vraiment, on est comme louches. Quelque part, quelqu’un en a fait moins parce que lui en a fait plus. Ce n’est pas un réflexe qu’on aime s’avouer, car on aimerait être toujours heureux pour l’autre sans aucune malice, mais c’est ça pareil. Je ne connaîtrai jamais les salaires de mes collègues au bureau. C’est correct, je crois que la trame de fond de la loi non écrite du on-parle-pas-de-nos-salaires-au-bureau provient du sentiment de ne pas vouloir savoir s’il y a iniquité interne. On ne veut pas trop le savoir si moi ou l’autre, on s’fait fourrer.
Même en recrutement, quand quelqu’un arrive avec des attentes salariales et qu’il nous le dit de façon ferme, finale et sans équivoque, on se dit plus souvent qu’on aimerait l’admettre: «Eh boy, il ne se prend pas pour un 7Up flat lui là! Il est mieux de prouver qu’il vaut ça!» Ce qu’on peut être contradictoires, n’est-ce pas?
On a un héritage de colonie catholique. Non seulement on est le petit peuple d’un autre plus grand et plus loin de nous, mais en plus la piété devrait être liée à la modestie. Je t’imagine très bien derrière ton écran en train de te dire «What the Hell, rapport?», mais on dirait que je ne trouve pas d’autre source au profond malaise qui est associé à l’argent. On a été élevés par nos parents qui nous disaient que ça ne se demande pas des affaires de même, qui eux aussi se faisaient faire des gros yeux s’ils faisaient référence à la situation économique familiale. Et il y a nos grands-parents n’osaient pas lorgner trop longtemps le contenu de la Quête à l’église par peur de se ramasser avec une claque en arrière de la tête.
Maintenant, tout ça déteint dans notre rapport à l’argent, même si la majorité de notre génération ne va pas à l’église le dimanche. À une époque où les gens se comparent aux autres de façon anonyme par les médias sociaux (à grands coups de «m’as-tu-vu»), quand il est question de se parler de nos revenus dans le blanc des yeux, on n’est pas capable d’en discuter autrement qu’en approximations ou qu’en sous-entendus.
Moi, j’aime l’argent. Mes amis aussi aiment l’argent.
Et toi aussi, tu aimes l’argent.
Yark, le gros cash sale.
Je crois que les plus jeunes aujourd’hui ont moins peur de discuter de leurs revenus que les gens plus âgés. Je sais pas pour vous, mais ça me rassure. Ça me rassure sur une future plus grande transparence de la part des entreprises lorsque vient le temps d’attribuer les salaires et les bonus. Ça me rassure sur le fait que, si les parents sont capables d’en discuter avec leurs enfants pendant qu’ils sont assez jeunes, ils pourront leur inculquer la valeur de l’argent et de l’économie plus tôt que tard. Ça me rassure sur le fait qu’on aura moins de tabous sur un sujet qui est au centre de vos vies et dont on dépend.
Par Béatrice Leduc
Collaboratrice spontanée
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